Le racisme ordinaire et banal et leur difficile judiciarisation frisant une indifférence institutionnelle
Expression facile d’un racisme ordinaire et banal
Des propos racistes dits dans la plus grande indifférence
comme s’ils valaient ordinairement l’expiration et l’inspiration que nécessite
la respiration dans la vie d’un individu. Ce matin-là, je viens de finir un
service dans un centre des réfugiés quelque part dans le canton de Vaud avec un
collègue. Ce dernier, avec une facilité déconcertante, émet un avis controversé,
au détour d’une conversation, avec l’assurance de quelqu’un qui se croit futé
et perspicace dans son analyse : « Une blanche (iranienne), au milieu
des quatre Africaines (noires), qui se plaint, et on n’arrive pas à voir d’où
vient le problème. On ne sait voir combien elle est absorbée par les
autres. »
J’ai pris l’habitude de ne plus réagir à l’instant sur ce
genre de propos, mais plutôt d’observer la suffisance ou l’ignorance, voire
l’arrogance, avec lesquelles ils sont émis. Cette analyse est porteuse d’une vérité
comme décrite dans cette citation : «
Maintenant, la question est de savoir à partir de quand une parole peut être
dite raciste. Le caractère raciste d’un énoncé – qui permet l’imputation – peut
dépendre ou bien, en amont, de l’intention de celui qui l’a émis […] – ou bien,
en soi, du contenu linguistique de l’énoncé (il y a des mots qui sont
immédiatement compris comme des insultes), ou bien encore, en aval, des effets
induits par l’énoncé dans l’esprit de ceux qui se sentent particulièrement
concernés ou visés.[1] » Il est possible d’y voir aussi
la théorie française « du seuil de tolérance », à propos des
étrangers, émise par Alain Girard ([2])
définie comme « la
proportion d’étrangers, dans une région ou un secteur, au-delà de laquelle
l’accommodation se fait difficilement, provoquant des risques de tension. ([3])» .
Par le biais des propos ci-haut cités, la banalité du
racisme est mise en évidence ; elle est consciente et assumée chez
certaines personnes qui ne s’en cachent pas. Ce racisme banal et ordinaire est
l’expression d’un état d’esprit qui libère la malencontreuse parole, en toute conscience,
afin de perpétuer insidieusement les préjugés et les clichés dénotant une
xénophobie latente, bien que le préjudice de tels propos soit démontré par des
experts en la matière dans des articles et des documents sur une catégorie
précise des personnes, en l’occurrence les racisés.
Hélène Sabbat circonscrit l’éruption de ce phénomène et
la désagréable surprise qu’elle vaut de la part de celui qui le subit en disant :
« Le racisme banal, lui, est plus difficile à cerner : il jaillit
d'une phrase, d'un mot, d'une attitude, vous échappe ou vous atteint lorsque
vous vous y attendez le moins. Aussi ne le prend-on pas, le plus souvent, pour
ce qu'il est réellement : l'affirmation instructive, spontanée, et souvent
cruelle, d'une différence. ([4])»
L’effet-surprise
de ce racisme sur les victimes et les conséquences subies
L’effet-surprise
de telle déclaration ne peut ne pas avoir un certain impact psychologique sur
les victimes. Le cas, ci-dessus, qui introduit cet article est qualifié de
micro-agression ; elle surgit non pas dans un cadre hostile, mais dans un
lieu a priori convivial entre collègues de service. C’est un uppercut en pleine
figure alors que rien ne le présageait. Pour celui qui le subit, il y a donc
une leçon à tirer comme une jurisprudence afin de survivre en paix. Cette leçon
est d’être sur ses gardes toujours, et ça c’est une lourde charge psychologique
au quotidien. Une victime témoignait dans un article sur l’impact psychologique
du racisme en disant : « Ce ne sont jamais des interactions ou des
attitudes agréables à vivre. En fin de compte, je les redoute alors même
qu’elles me paraissent inévitables. Quelque part, je crois que j’ai intégré
l’idée qu’elles feront toujours plus ou moins partie de ma vie, ou du moins
tant que je serai en Europe ([5]) »
L’aveu
de ce témoin illustre une impuissance à être tout le temps sur la brèche, et
implique une intériorisation anxiogène d’une probable agression qui rend la vie
dépréciée, attristée, inapte à s’intégrer dans une dynamique de convivialité
simple dans la rencontre avec autrui malgré les différences ; et de là,
peut croître un certain défaitisme ou une poussée d’agressivité afin de
survivre à cette houle dégradante. « Les actes de racisme ordinaire ne
sont pas autant considérés que les autres alors qu’ils sont beaucoup plus
fréquents, note quant à elle Abbigayle. J’imagine que lorsqu’ils ne sont
pas physiquement violents, on ne se rend pas compte de l’influence qu’ils
peuvent avoir sur le développement psychologique d’une personne. ([6]) »
Incidence
d’un raciste en milieu professionnel et privé
Revenant
au cas de mon collègue du 1er paragraphe, la question qui me
traverse l’esprit est de savoir si la problématique du non-jugement, celle de
la complexité des valeurs et du racisme sont mis en exergue lorsqu’il s’agit de
l’embauche du personnel intermédiaire en contact avec les migrants ou dans les
entreprises ayant un personnel de différents horizons. Au-delà des aspects
techniques du recrutement, y-a-t-il une instruction précise à un comportement
adéquat en milieu multiculturel ? Un comportement qui intègre les
susceptibilités idéologiques autour de l’identité culturelle de ces migrants,
ou des uns et des autres, et surtout prévenir toute possibilité d’acte ou de parole
involontaire préjudiciable ou à caractère raciste. Une affirmation, comme l’a
faite mon collègue de service, ne peut que nourrir l’imagination de qui s’intéresse
à l’expression du racisme, surtout à l’état d’esprit avec lequel ce collègue preste
lorsqu’il s’agit de résoudre les sollicitations des personnes d’origine
africaine ou encore lorsqu’il travaille avec les personnes d’origine africaine.
Puisqu’il
y a une frontière poreuse entre vie privée et professionnelle, faisant que nous
racontons souvent ce que nous vivons au travail à nos amis ou en famille, il
est possible d’imaginer le discours qu’un tel individu peut tenir, fort de ses
préjugés auxquels s’ajoutent l’expérience et le contact avec l’altérité
incriminée, jusqu’à produire les thèses racistes ou faire valoir un discours
significativement raciste qui féconde certains esprits non aguerris à la
complexité analytique d’un tel sujet. Ce pouvoir de discourir nuisiblement sur
autrui sur des bases racistes s’illustre bien dans cette pensée de Noémi
Michel : « […]. Or, certains actes de discours peuvent nous assigner
à une position injurieuse. C’est le cas des insultes racistes, et, plus généralement,
de certains mots, images, modes et dispositifs de représentation stéréotypés
des Noirs hérités du colonialisme que l’on peut regrouper sous la catégorie des
« actes de discours racialisés. […] L’histoire des actes de discours racialisés
continue. Nous continuons à « lire les corps comme des textes », comme le
résume très bien la formule du critique Stuart Hall. ([7])».
Le
fait de côtoyer cette altérité et vivre la matérialité de certains préjugés -
qui ne sont que des défauts pouvant ou pas se concrétiser chez tout autre
humain – lui donnent une certaine légitimité à produire des réflexions infectes
pour les contestataires du racisme. Carole Reynaud Paligot explicite la
subtilité néfaste de cette situation et du discours qui peut en émaner par
cette réflexion : « Or, l’attribution de stéréotypes psychologiques et
moraux introduit une hiérarchisation. Survient alors ce qu’on nomme l’essentialisation,
qui consiste à figer les personnes dans des identités considérées comme immuables.
([8]) »
Travailler avec un collègue ayant une telle
attitude ne conduit qu’à un enfermement afin de parer à toute désagréable
surprise et aussi acquérir l’aptitude à répondre au coup par coup. Ce qui peut
être à l’origine d’une névrose que l’on traiterait facilement d’agressivité si
l’on n’épluche la profondeur du différend. Ce qui n’installe pas une certaine
sérénité dont a besoin un travail d’équipe. La responsabilité incombe donc aux
entreprises, tant dans la migration que dans d’autres secteurs, d’éduquer les
agents par des formations spécifiques comme ce fut le cas pour sensibiliser contre
le sexisme, et à encourager la dénonciation des propos outrageants comme ceux
qui touchent les personnes racisées.
Dénonciation frisant l’excès
Aujourd’hui
le racisme banal comme ordinaire[9]
est en plein essor. Certaines personnes estiment qu’il y a un excès de sa
dénonciation qui conduit à l’exacerbation des tensions raciales et
communautaires, à la permanence d’un réquisitoire latent ou pas contre les
non-racisés qui agace, à une culpabilisation injustifiée à laquelle semblent
assignés tous ceux qui ne sont pas racisés d’où le wokisme parait être la
réponse parfaite denonçant cet excès. Les adversaires de la lutte contre le
racisme en ont fait leur bouclier[10].
Cette protestation contre le racisme, à
la fois son déni, ne dit pas ce que peuvent faire les victimes du racisme ;
et sans vraiment le dire, elle les appelle à un dépassement, à une
transcendance, à la résilience pour ne pas contrarier « une certaine majorité
silencieuse, lasse d’entendre parler du racisme » qui s’arroge quand même le
droit de pourfendre - malgré l’existence d’un arsenal légal et pénal afin
d’endiguer le phénomène - la dignité de ceux qui leur sont différents et
définis comme racisés par une certaine ethnologie.
Saaz
Taher dit à propos de ce déni : « Ainsi, dans des cas flagrants de
discrimination et de préjudice raciaux, les discours collectifs de déni du
racisme vont les présenter comme des actes isolés et individuels, des «
incidents » et des « déviations » (Van Dijk, 1992 : 95) et […] ( [11])
»
L’indifférence
institutionnelle face au racisme et le courage de la lutte-antiraciste
Au
milieu de ce déni, dénoncer le racisme devient un acte de bravoure. Se tenir debout,
malgré que l’on ne soit plus écouté - et en plus stigmatisé de faire une
surenchère d’un fait déplorable dû à un mauvais hasard - et qualifier de ce que
l’on a subi devient un pari social et judiciaire dont le résultat nul et sans
effet peut renforcer la légitimité de tels faits, de plus en plus paraissant banals
aux yeux et à la barbe des institutions chargées de réguler les relations entre
les individus dans une société.
Depuis
1995, en Suisse, existe une loi pénale anti raciale. Certains experts dont Tarek
Neguib[12]
pense qu’il y a une nécessité d’améliorer la procédure de son application pour
espérer des résultats escomptés. La faiblesse de cette norme pénale anti
raciale s’est manifestée dans les affaires judiciaires contre la police
vaudoise. Les policiers ont été accusés souvent d'homicides racistes
vis-à-vis des hommes noirs et la justice a fini par les acquitter malgré l’existence
d’expertise scientifique[13]
pouvant désigner la caractéristique raciste de ces incidents. D’ailleurs, un
article intéressant sur la question dit que ces affaires sont révélatrices de
ce que vaut le système judiciaire suisse[14].
Dans cette perspective, l’on se souviendra de la réponse du ministère public
bernois lorsque le conseiller national Eric Hess qualifiait des nègres les
dealers de rue[15].
La norme anti raciale en Suisse demeure inaccessible pécuniairement pour les
Noirs et se caractérise sa difficile application, surtout son inefficacité à
sanctionner les faits racistes, car le système judiciaire a peine à les cerner,
appelant à une conscientisation professionnelle des institutions régaliennes
que sont la police et le corps judiciaire pour corriger cette défaillance[16].
Tout peut se régler avec de la volonté du corps judiciaire et aussi par une
amélioration de la clarté de différentes lois portant sur l’incrimination du
racisme.
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