Un mendiant sous le pont du Flon...

Sous le pont à côté du Flon, un homme était assis, sa bouche marmonnait des mots que personne n’entendait, ses doigts grattouillaient sur le pantalon qui serrait son corps comme dans un étranglement. Son visage se renfrognait instinctivement quand les gens passaient non loin de son coin de retraite sous le soleil ardent, qui semblait avoir réveillé une ville de Lausanne qui s’endormait.
Une partie reçue de son obole sur le pavé de goudron, il lâchait des sons inaudibles chaque fois qu’un individu déversait un peu d’aumône dans sa petite corbeille de plastique, déjà que tapissaient d’autres pièces de la magnanimité humaine : une empathie qui soulageait tant soit peu les maux qui l’accablaient.
Bougeant sans cesse, s’agitant dans tous les sens, l’homme se mobilisa un instant, son visage maussade parut se relaxer dans un silence complet sans perdre cette tristesse à son actif comme un attribut naturel, qui se confondait avec l’aspect normal de sa personnalité. Dans son regard presque hagard, luisait une attention minime vers la direction où ses yeux semblaient bien captifs.
Au même moment s’entendait un coup de pied qui cognait un bocal en plastique et, retentissaient des bruits succincts et aigus des pièces s’entrechoquant contre le pavé, d’autres laissaient filtrer un léger roulement avant de s’effondrer, comme éreintées par terre.  Un homme venait par inadvertance de heurter le bol placé sur le bord de ce passage sous l’arcade de pierres du pont reliant Bel-Air à St François.
Embarrassé par cette inattention, suivant les pièces, une à une, l’homme vêtu de costume s’accroupit pour en ramasser. Le mendiant associa ses mains à celles du monsieur qui avait renversé le fruit de ces durs instants durant lesquels il put susciter une grande compassion dans le cœur des passants jusqu’à ce que certains d’entre eux se sentirent dans la nécessité de défalquer quelques pièces de leur porte-monnaie, afin d’assouplir tant soit peu sa peine d’exister : une compassion devenue un exercice cathartique, car il semble être devenu la nouvelle religion des temps modernes, qui soulageait les consciences plus que les confessions traditionnelles, devenues émétisantes avec la cohorte de violence accolée à la confusion grandissante autour de l’affirmation des unes contre les autres.
Les rides cernaient le visage dodu du mendiant qui avait rougi avec cette chaleur combinée que refoulaient les pierres du pont et le pavé fait de goudron. Il semblait frire à petit feu, suant à grosses gouttes qu’il ne savait plus s’essuyer, la chemise qu’il portait en était bien humectée, collait à son corps révélant une bonhomie pleine de graisse sur un corps ceint partout de proéminences, ce qui justifiait la lenteur de ses mouvements. Le ventre bedonnant comme une grossesse insolente de quelques mois, sa main serrait maintenant avec large sourire celle du monsieur en costume, qui venait de lui glisser un gros billet de banque en guise d’excuse. Quand celui-ci partit, le mendiant resta faire une comptabilité avec le décompte de l’argent contenu dans son bocal, puis il rassembla sa natte et ses objets épars. Dès qu’il avait fini de plier bagages, il partit à son tour. Satisfait ou pas, nul ne le saura vraiment. D’une démarche claudicante, il fondit dans la foule qui traversait de tous bords la place de l’Europe, sa journée a été fructueuse.
La vie lui avait souri, semblait-il, son pas lent traînait son corps loin du tumulte des allées et venues de gens sortant et entrant au métro, sa silhouette ne s’apercevait plus qu’indistinctement, puis disparut complètement, sûr que demain encore, il reviendra au même endroit dans l’espoir que demain ressemble à aujourd’hui qui a été un jour béni.

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