L’indémontable sourire de Lutry...
Cet après-midi, j’ai entendu dire
qu’habiter Lutry est un privilège de ceux qui ne perdront jamais le sourire,
d’ailleurs l’interlocuteur qui me fit la révélation en prononçant « Lutry »
me montra combien ses lèvres s’étiraient pour n’afficher qu’une esquisse de
sourire dévoilant ses dents bien jaunes de tabac. Sur la place de l’Europe,
avec ce pont métallique enjambant tout le périmètre face aux colonnes de roches
amoncelées formant l’autre pont reliant la place st François à l’arrêt Bel Air,
où je me permettais un bain de soleil, l’individu m’avait abordé par une petite
question pleine de simplicité : « je suis partiellement heureux,
que pensez-vous de cette phrase ? », je le regardai avec un air
plutôt timide qu’intéressé avant de m’approcher, « comment peut-on être
heureux dans un monde en décrépitude comme le nôtre où la nature semblable à la
nôtre est en train de souffrir, lui avais-je rétorqué », son regard s’illuminait d’un enthousiasme soudain,
à son tour, je le vis avancer de quelques pas pour se mettre à mes côtés. Sa
langue clapotant dans sa bouche quand son visage embusqué derrière ces lunettes
noires me fixa ; il les ôta et me demanda à nouveau, « êtes-vous
artiste car la réflexion que vous venez de faire n’est réservée qu’à ceux
qui sont sensibles, les propos que vous venez de tenir sont très profonds. »
Il resta pensif un instant, les manches de ses
lunettes frottant ses dents, il mâchouillait des mots que je n’entendais qu’à
peine, puis je le voyais me tendre sa joue émaciée où s’étalait une longue
balafre, « la marque qui traverse mon visage est une ligne que le
destin a voulue sur ma joue, une empreinte qui est venue gâcher le charme que je
vénérais chaque fois que le miroir pouvait me renvoyer mon image, me disait-il
avec un brin d’ironie », je sentais dans son sarcasme qu’il se mouvait une
horrible peine qu’il tentait d’occulter. Les traits de ma trombine s’étaient
subitement renfrognés, mon intuition percevait avec une clarté les plaintes
inassouvies et inavouées traversant son âme affligée par cette marque
indélicate. Je compatissais dans un silence contemplatif devant ses mots
décrivant sa douleur tranquille. Quand il eut fini, ses yeux hagards se
noyèrent sur un groupe de jeunes à bicyclettes qui s’amusaient à slalomer entre
des pots en plastique posés sur le pavé, à côté, des punks, du genre Mad Max, tentaient de contenir leurs chiens surexcités, sous le son de
cette musique métal plus que retentissante, les laisses bien serrées et
enroulées sur la main, Lausanne s’illuminait de vie, et la place de l’Europe en
donnait la température, bienvenue l’été !
Le soir en descendant à la petite
gare de Bossière, les pas lourds, j’escaladai la petite pente afin de regagner
la belle demeure qui m’héberge depuis ces collines verdoyantes, je réalisai
toute la sacralité que valait le soleil en Occident comme partout ailleurs :
la vie en toute modestie et en toute gaieté. Puis, je regardai la splendeur
nocturne de la lune claire sur les collines en pensant au lien que fit mon
interlocuteur entre Lutry et le sourire, « peut-être que n’avait-il pas
tort de penser à sa logique irréversible du sourire indémontable sur les lèvres
de ceux qui habitent cette petite bourgade.»
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