Une soirée dans la famille Jacquier...

L’obscurité se répand sur la ville, tranquilles deviennent les rues bien désertes, la paille dans la prairie attend, le froid caille, les hommes s’empilent de tissus, le silence circule. La pluie tombe à petites gouttes qui mouillent le sol, qui s’entassent jusqu’à former des petites rivières timides, qui glissent sur le goudron, qui souillent la chaussée. Des lumières scintillent sur la surface du lac obscurci par la nuit sans étoiles, ondoyantes paraissent-elles fendant l’opacité que le noir peint au-dessus des eaux, la lune brille, les collines de Lausanne sommeillent sans bruits. La famille Jacquier réunie  parle dans le silence que les instants se voient infuser : les parents évoquent des dernières trouvailles en matière de camomille puisqu’ils sont pharmaciens, les filles gribouillent des papiers parlant de niquedouilles de leur école, les garçons à cœur joie pensent à la séguedille pour les prochaines vacances à Malaga. Jean regarde son papa avec enthousiasme.
Papa présente l’entaille qu’il s’est fait sur la main gauche, les phalanges bien écartelées devant le regard  attentif de maman qui ne laisse transparaître aucune émotion ; elle se lève pour prendre la petite trousse de premiers secours. Ses gestes sont précis et brefs sur la plaie, le visage de papa se fronce, des plis creusent son front, mais aucun son ne filtre de sa bouche, ses dents se serrent de plus en plus, il semble que les adultes ont la parfaite maîtrise de la douleur, papa en est la preuve, il me rappelle un film américain « Rambo », dans la scène où il était en train d’extraire une balle de son avant-bras gauche.
J’admire mon papa, un homme robuste d’un calme extraordinaire que j’aimerais avoir, que je n’ai pas encore malgré mes efforts, je suis trop loquace, je ne sais me permettre de ne dire un mot, même quand l’instant n’est pas opportun. Je parle, parle, à tort et à travers, ne sais m’en épargner, ça me donne une sensation de disparaître dans le sable mouvant, mais l’oser me donne la pleine impression de vivre, de ne point subir la vie, la conjuguer au présent de l’indicatif, enfin d’être en phase avec moi-même.
Je sais qu’il me sera difficile de ressembler à papa, bien que maman me dit que je suis son portrait craché ; ces mots, quand je peux les entendre de sa bouche, m’enchantent, j’associe déjà ma majorité à la belle image que j’ai de mon géniteur. Des fois, devant le miroir, j’accroche la photo de mon papa, je me mire en m’imaginant dans sa peau, mimant ses gestes quand il parle, pensant à tous les succès qui seront miens dans cette enveloppe que je chéris sans cesse, car maman nous dit toujours que papa était la coqueluche de toutes les filles du lycée, et qu’elle était la seule fille devant qui il faisait des courbettes.

La seule qui savait résister à son charme, pour qui il était prêt à user les talons en l’accompagnant sans espoir de sceller une idylle quelconque. Je pense que maman dit cela pour inciter mes sœurs à avoir un peu plus de caractère, elles qui changent les hommes avec tant de facilités comme on changerait des chemises de sa garde-robe, mais elles en foutent complètement. Elles semblent bien indifférentes à tout ça, elles disent que maman fait partie de la vieille école, que les mœurs sont modernes depuis. La modernité de la légèreté, pensé-je.  

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